Il a le sourire chafouin, les yeux cendrés au fond desquels un feu puissant s’accroche, une blancheur crue qui enchâsse la passion dans le corps. Lucien Rebatet publie Les Deux Étendards en 1952. Du même geste, il met la littérature de son temps à la remorque. Pavillon de mots troué par l’envie et la jeunesse, la musique et la littérature, l’œuvre s’empare dès son titre de la question religieuse comme un bloc épais et total liant l’amour charnel au renoncement chrétien, clouant la nervosité d’une foi véritable à un nietzschéisme libérateur. Car c’est bien un double tableau ignacien entre la Jérusalem promise et la plaine de Babylone qui charpente ce grand roman d’amour dans une tension vitale, « de deux étendards, l’un de Jésus-Christ, notre Chef suprême et Seigneur, l’autre de Lucifer, mortel ennemi de notre naturehumaine ».
Un christianisme incapable d’aimer
Ironie du sort ou cohérence d’un destin, c’est sous les barreaux de Fresnes que Rebatet décrit le « cachot chrétien » qu’il déteste tant. Profondément marqué par Nietzsche, Rebatet présente dans son œuvre une critique du catholicisme par ses origines juives, pétries dans la haine, le ressentiment et les abstractions théologiques. « Les chrétiens ont besoin, pour se maintenir dans leurs croyances, d’une série d’opération insensées, d’acrobaties intellectuelles, de tricheries, d’un grimage spécieux de toutes les évidences », dit nerveusement Michel qui entend démasquer le retournement opéré par saint Paul, « ce Juif génial et terrible, rabbinique et hellénisé, propagandiste autant que prophète, halluciné et réaliste ». Ce qui rend la société décadente et pourrissante, c’est précisément ce judaïsme transmuté dans le christianisme, cette haine rabbinique de l’amour qui se retrouve sous un autre lexique dans le Verbe des chrétiens. « Le christianisme, en dépit de sa morale couchée, s’est toujours ressenti de cette origine-là ». Si le catholicisme prétend aimer, il le fait sur la base du désamour. Il aime dans le sillon d’un rejet qui le canalise encore.
Le roman est avant tout une histoire d’amour qui s’élève comme les anges montent et descendent l’échelle de Jacob. Régis, ami de Michel et épris d’Anne-Marie tout en préparant longuement son entrée dans la Compagnie de Jésus, ne sait pas aimer en dehors du renoncement. Refusant de faire le procès nécessaire de sa religion, il sera incapable de servir l’amour d’Anne-Marie autre que dans une lecture vulgaire du platonisme. Elle le rejettera, en conservant son lumineux souvenir. Si Rebatet a voulu décrire « l’histoire d’une déconversion », il lie irrémédiablement les intermittences de la foi de ses personnages, en particulier Anne-Marie, à un amour scindé entre des instincts charnels et érotiques et un idéal chrétien incapable d’assumer l’Eros. La grande histoire d’amour du roman renvoie donc chaque chrétien à ce constat marqué au fer qui interroge le potentiel des croyants plutôt que la foi elle-même : l’amour sanctifie, et le chrétien est incapable d’aimer en dehors du discours.
Dieu au-delà de Dieu
C’est sur ce refus de « la foi en petite tenue, la foi d’usage courant » que Rebatet entend faire entrer l’amour dans une dimension vitale et corporelle. Mais ce que l’auteur des Décombres reproche au catholicisme est moins porté par une lassitude du divin que par une haute conception de Dieu, un Dieu rabaissé par le Credo et les dogmes, un Dieu que Michel dira nécessairement négatif : « Determinatio est negatio. C’est pourquoi j’ai refusé de me déterminer. Dans déterminer, il y a terme, borne. Les catholiques, en se déterminant pour leur dogme, nient la vie universelle. Moi, l’insurgé, le mécréant, le brûleur de dieux, je suis beaucoup moins qu’eux un négateur. »
Ce constat sur fond de spinozisme est un appel à sa manière, une exigence de dépassement qui cherche un Dieu-autre, un Dieu au-delà de Dieu, un absolu qui a rendu sa dernière peau : « Le véritable dépassement n’a-t-il même pas pour condition d’écarter ce Dieu-là, puisque l’abaissement est le premier des actes que ce Dieu prescrit ? », répète le jeune Michel inlassablement. Rebatet ne cache pas son amour pour un catholicisme ancien et médiéval, assumant un certain respect pour Pascal et Bloy. « Est-il interdit d’imaginer qu’il existe parmi nous au moins un catholique du temps des cathédrales, que sa foi pourrait encore lancer dans une étonnante expédition spirituelle ? », demande encore Michel qui considère la loi de Dieu comme un repos, une sécurité, une soumission encore trop facile. Le frêle étudiant-philosophe est hanté par un Dieu dont il cherche la véritable hauteur. « Ce que j’exige de moi sans Dieu est plus difficile que ce que Dieu exigerait de moi… », affiche finalement le jeune homme face à l’échec de sa conversion.
Entendre la nostalgie : une phénoménologie du religieux
Rebatet propose donc une refondation du christianisme sur son nerf premier que seul Nietzsche semble avoir détecté dans l’histoire de la philosophie. L’antichristianisme, inopérant car agissant en dehors du champ de la nostalgie, n’est aucunement un moyen de retrouver la vie réelle. Comme souligne Christophe Chesnot dans Les Deux Étendards de Lucien Rebatet ou l’impossible exigence du sacré (1990), ce mode d’appréhension du phénomène religieux permet à l’auteur de proposer un être en déréliction, séparé, perdu et à l’écoute de la présence divine du monde. La nostalgie religieuse n’est pas une construction négative ou positive du sujet, mais un processus de co-présence envers un sacré qui dérive autant vers Nietzsche que vers le christianisme clérical. La nostalgie guette, oriente, influe. Michel dira à propos des grands mystiques comme Jean de la Croix : « Au moment où ils se disaient définitivement ravis en Dieu, ils étaient réavalés par leur religion. »
La création artistique comme salut et comme dépassement
La création artistique permet ainsi un triple mouvement : contourner la nostalgie chrétienne laissée par la mort de Dieu, épancher la soif de spiritualité dont l’homme ne peut se défaire, renvoyer les chrétiens ramollis et les athées systématiques face à la question nucléaire de l’amour. Sans Dieu, pas d’art. Sans art, pas de Dieu. Mais encore faut-il que cet art ne soit pas clérical ou idolâtre. Définitivement et à la manière des Exercices spirituels de saint Ignace, le roman de Lucien Rebatet n’est pas à lire. Il est à pratiquer.
« Je ne retournerai jamais à l’Église, l’Église avec un grand E. Je n’en ai peut-être jamais été… Mais n’est-il pas possible de rester “du Christ” ? »
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